-
La Bienheureuse Marguerite-Marie Alacoque
La Bienheureuse Marguerite-Marie Alacoque
PROLOGUE
Le divin Sauveur des hommes, Jésus-Christ, Notre-Seigneur, a apporté au monde un nouveau Testament d'amour, et aboli l'ancien Testament de crainte. Il sanctionna et mit le sceau à cette Alliance nouvelle par l'institution de la divine Eucharistie, en ces paroles : Ceci est le Sang du Testament nouveau (I Cor. XI, 25), et lorsqu'il dit, parlant de Lui-même : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur (S. Matth., XI, 29).
D'après le témoignage de Saint Paul (Tit. III, 4), la bénignité et la tendresse en Dieu, Notre Sauveur, furent telles, qu'il n'y a plus lieu de douter si nos péchés, qu'il porta en son corps sur la Croix ( 1. Pe r. II, 24 ), nous seront libéralement pardonnés. Son Cœur a défailli au dedans de lui comme la cire qui se fond (Psal. XXI, 15), à cause de l'excessive charité avec laquelle il nous a aimés. C'est qu'en effet il n'y a pas de Cœur comme celui de ce divin Maître : entièrement doux, il ne donne jamais entrée à la colère ; entièrement bénin, il ne s'irrite jamais des offenses ; entièrement miséricordieux, il est touché par la seule voix de la pénitence ; entièrement docile, il se laisse persuader par les larmes de la contrition, qui le forcent, pour ainsi dire, à l'indulgence.
Le seul Cœur de Jésus, le plus auguste et le plus élevé des cœurs, est donc tout amour et tout miséricorde. Il ne demande ni des punitions, ni des feux, ni des coups de foudre. Dans ce Cœur habite uniquement la pitié ; la clémence et le pardon y triomphent. Il n'a jamais vaincu par le mal, mais il triomphe du mal par le bien (Rom., XII, 21). Sa miséricorde est plus douce que la vie (Psal., LXII, A). Joël paraît avoir considéré cette excellence du divin Cœur sur le cœur de tous les Saints, lorsque, pour engager tous les hommes à la pénitence, il disait (Cap., II, 13) : Convertissez-vous au Seigneur, votre Dieu, parce qu'il est bon et clément, patient, prodigue de miséricorde et touché de notre misère.
La Bienheureuse dont nous allons, pieux lecteurs, vous entretenir dans cet Opuscule, fut si bien établie dans ce divin Cœur, que toute sa vie en est, si nous pouvons dire, comme un doux et touchant écho, et qu'elle nous en fait comprendre, par toutes ses actions, l'excellence et la bonté. A l'exemple de son divin Époux, elle fut toujours humble et douce de cœur, et la charité, en elle, fut, ainsi que le dit son glorieux Père, Saint François de Sales, l'âme et la vie de toutes ses vertus.
Ce grand et aimable Saint nous apprend effectivement que, bien qu'il nous arrive, parlant des Saints, de distribuer en particulier la louange du salut aux vertus qui ont excellé en eux, disant « que la foi a servi les uns, l'aumône quelques autres, la tempérance, l'oraison, l'humilité, l'espérance, la chasteté, les autres, » néanmoins, « il nous faut rapporter tout l'honneur de ces vertus uniquement à l'Amour sacré, qui, à toutes, donne la sainteté qu'elles ont. »
Car, ajoute-t-il, « que veut dire autre chose le grand Apôtre, enseignant que la charité est bénigne, patiente, qu'elle croit tout, espère tout, supporte tout (I Cor., XII, 4, 7), sinon que la charité ordonne et commande à la patience de patienter, et à l'espérance d'espérer, et à la foi de croire ? Il est vrai qu'avec cela il signifie encore que l'Amour est l'âme et la vie de toutes les vertus, comme s'il voulait dire que la patience n'est pas assez patiente, ni la foi assez fidèle, ni l'espérance assez confiante, ni la débonnaireté assez douce, si l'Amour ne les anime et vivifie. Et c'est cela même que nous fait entendre ce même vaisseau d'élection (Act., IX, 15), quand il dit que sans la charité, rien ni lui profite, et qu'il n'est rien (I Cor., XIII, 2,3) ; car, c'est comme s'il disait que sans l'Amour, il n'est ni patient, ni débonnaire, ni constant, ni fidèle, ni espérant, ainsi qu'il est convenable pour être serviteur de Dieu, qui est le vrai et désirable être de l'homme (1). »
(1) Traité de l'Amour de Dieu, liv. XI, chap. IV, dans noire édition des Œuvres choisies de Saint François de Sales, tome III, p. 237, 238.
Ce vrai et désirable état fut donc celui de Marguerite-Marie Alacoque. Heureuse créature dont on peut dire qu'elle fut trouvée conforme au divin Modèle ! Et cela est si réel, que tout ce que vient d'accomplir le Saint-Siége Apostolique en l'honneur de cette humble Servante de Dieu est moins, en un sens, comme on le remarquera facilement, sa glorification, que celle même de la Dévotion au divin Cœur de Jésus, dont elle fut la plus zélée propagatrice et l'interprète si intelligente, si saintement et amoureusement fidèle.
Mais, en cela même, quel honneur, quelle gloire pour notre Bienheureuse ! Combien, au Ciel, son allégresse en doit être plus grande et sa couronne plus belle!... Voici que, sur la terre, l'Église ne peut récompenser ses vertus, les proclamer et les glorifier, sans, en même temps, exalter et bénir la Dévotion au Sacré-Cœur, et sans nous exhorter à la mettre enfin en pratique ; de telle sorte qu'à cause de Marguerite-Marie, nous sommes de nouveau remis en présence du Cœur de Jésus et excités à recueillir les enseignements féconds qui découlent de ce Cœur adorable, qui fut constamment doux et humble ! Aussi n'est-ce pas seulement parce que la vie de l'humble fille de Saint François de Sales nous offre l'assemblage de toutes les vertus, mais surtout parce qu'il s'agit du Cœur Sacré de Notre Sauveur, principe vivifiant de toute vertu, source même de toute charité et de toute miséricorde, que nous n'avons pu résister au vif désir d'apporter notre faible tribut en cette solennelle circonstance, où l'une de nos Sœurs est couronnée par l'Église, et où la Dévotion qui lui fut si chère reçoit un nouveau et éclatant triomphe.
Et quelle providentielle opportunité dans ces événements ! Quelle admirable attention du Dieu infiniment bon qui proportionne ainsi ses secours à nos besoins ! Nous sommes plus que jamais dans des temps de violence, d'irritation et de haine ; et c'est précisément à cette heure, où l'enfer déchaîné redouble d'efforts contre la Cité de Dieu, que nous sont rappelées les excellences de la sainte Dilection, et qu'on nous inculque, avec une insistance de plus en plus marquée et pressante, tout ce que nous pourrions acquérir de force et de puissance pour vaincre le Mal, en nous engageant résolûment et persévéramment dans les voies de la charité et de la miséricorde !
C'est bien, ce nous semble, ce qui ressort d'une manière lumineuse de toute la conduite de Marguerite-Marie et des Actes apostoliques qui glorifient sa vie. Or, voilà ce que nous nous sommes surtout efforcé de faire comprendre dans le cours de ce petit livre. Et, en cela, nous avong cru être agréable aux lecteurs sérieux qui, clans les écrits du genre de celui-ci, demandent autre chose que des faits sèchement présentés, mais désirent que, de ces faits mêmes, l'on tire la doctrine fécondante qu'ils comportent.
Avons-nous atteint notre but ? Si nous en jugions par l'intime confiance où nous sommes que ce nouvel effort de notre part ne pourra que réjouir une belle âme, saintement affermie dans le divin Amour et toujours heureuse, durant son trop court passage ici-bas, de tout ce qui avait pour fin la gloire des Saints Cœurs de Jésus et de Marie Immaculée et de ce qui tendait à en faire pénétrer l'esprit dans les cœurs, nous pourrions avoir l'assurance que les fidèles accueilleront favorablement cet Opuscule... Qu'ils veuillent bien, du moins, nous tenir compte de notre bonne volonté, qu'ils excusent nos imperfections et qu'ils nous permettent ici une cordiale prière. Nous désirons que l'humble et douce âme que nous rappelons en ce moment au regard miséricordieux de Dieu, que cette âme bien-aimée dont le pieux et saint souvenir ne cesse d'encourager et de soutenir nos labeurs, sollicite, pour nous et pour ses enfants, la protection de la nouvelle Bienheureuse qu'elle aima sur cette terre et qu'elle voit maintenant, nous l'espérons, dans le Ciel !
L.-F, GUÈRIN.
Le 18 septembre 1864, jour de la Béatification de Marguerite-Marie.
LA BIENHEUREUSE MARGUERITE-MARIE ALACOQUE
DÉVOTION AU SACRÉ COEUR DE JÉSUS
La Vénérable Servante de Dieu, sœur Marie-Marguerite Alacoque, religieuse professe de la Visitation de la Bienheureuse Vierge Marie, se distingue parmi les Élus qui régnent dans le Ciel par un caractère propre qui nous attire et nous retient.
Elle n'eut pas seulement toutes les vertus qui font les Saints, mais elle reçut d'En-Haut une Mission admirable et précieuse entre toutes ; une Mission dont la fin, si les hommes voulaient comprendre et correspondre aux desseins miséricordieux du Seigneur, est toute-puissante pour accélérer la réalisation du Règne de Dieu sur la terre comme au Ciel, et c'est précisément cette Mission particulière donnée à l'humble fille de Marie Immaculée et la fidélité avec laquelle elle l'accomplit qui nous la rend chère, et qui doit nous porter à étudier sa sainte vie.
Il est des âmes, vient de dire le pieux Pasteur de l'heureux diocèse où naquit Marie-Marguerite et où elle réalisa l'Œuvre divine et mena une vie aussi pleine d'héroïsme que modeste aux yeux des hommes, « il est des âmes que Dieu se plaît à sanctifier dans le silence et pour Lui seul, ou du moins sans que le parfum de leur sainteté se répande au loin et porte d'autres fruits que ceux inséparables de la prière et de la souffrance ; mais il en est d'autres sur lesquelles la divine Miséricorde a des vues spéciales pour la propagation de son Règne et le triomphe de son amour. » Ce sont ces vases d'élection dont parle l'Esprit Saint, et que le Seigneur se choisit de siècle en siècle pour rappeler les peuples dans ses voies, faire avancer les fidèles et les presser de hâter, par leurs désirs ardents, le jour du Seigneur : Expectantes et properantes in adventum diei Domini.
Notre Bienheureuse fut du nombre de ces vases d'élection. C'est à elle que le Fils de Dieu daigna révéler les richesses de son Cœur adorable, « de ce Cœur qui a tant aimé les hommes et qui n'en reçoit que des mépris ; » c'est elle que Jésus chargea de faire connaître et de répandre cette dévotion; car, comme le dit le Décret apostolique sur les miracles relatifs à la Béatification et à la Canonisation de Marie-Marguerite, « encore que l'humble Servante de Dieu se soit, pendant toute sa vie, distinguée dans l'exercice de toutes les vertus, il n'en est pas moins vrai que l'amour ardent dont elle était transportée à l'égard du Sacré Cœur de Jésus, le rôle indicible avec lequel elle s'efforçait d'amener tous les cœurs à lui rendre un juste retour, ont été comme le résumé de toutes ses autres vertus. »
En glorifiant, comme nous nous proposons de le faire dans ce simple opuscule, l'instrument choisi par Dieu pour faire connaître les trésors de miséricorde et d'amour renfermés dans le Cœur adorable de son Fils, nous aurons donc également, malgré notre misère, à glorifier et à bénir l'Œuvre divine elle-même et à nous en pénétrer, afin qu'en y correspondant en esprit et en vérité, ainsi que le dit l'Évangile, nous tous fidèles chrétiens, vivant dans l'attente des Promesses, nous nous efforcions d'en hâter l'accomplissement, comme n'a cessé d'y tendre, par ses ardentes inspirations, la sainte âme dont nous allons admirer les vertus.
Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, vivait à Lauthecour, paroisse de Veroure, au diocèse d'Autun, dans cette partie de la Bourgogne qu'on nommait le Charolais, un homme de bien et de piété, Claude Alacoque.
Il appartenait à la magistrature, ou plutôt il était ce que nous appelons un notaire, et n'avait qu'une médiocre fortune ; elle lui suffisait néanmoins pour pourvoir âux besoins de sa famille, et il n'oubliait pas, en outre, d'en secourir les pauvres avec une libéralité peu commune dans une position si restreinte.
Ce bon usage de ses biens, remarque Languet, attira sur son mariage avec Philiberte Lamyn, la bénédiction de Dieu.
Il en eut quatre garçons et une fille. Celle-ci naquit le 22 juillet 1647 ; elle fut baptisée trois jours après, le 25 juillet, et reçut le nom de Marguerite : c'est notre Sainte.
Le Seigneur n'attendit pas la succession des années pour attirer à Lui le cœur de Marguerite.
Il prévint sa raison en lui inspirant la crainte du péché, avant qu'elle pût le connaître. Il se servit pour cela de la bonne éducation que lui donnaient ses parents.
Dès l'âge de quatre ans, l'enfant montra un grand attrait pour la prière et pour tous les exercices de la piété chrétienne.
Sa dévotion tendre envers Jésus-Christ et sa Très-Sainte Mère commença de bonne heure, et à mesure qu'elle avançait en âge, son goût pour la piété et pour la retraite ne fit qu'augmenter.
En effet, son silence, son maintien, ses actions, ses paroles, tout son extérieur inspira bientôt une grande vénération chez tous ceux qui la connaissaient.
On était touché, on se sentait porté à la dévotion en la voyant et en l'entendant, et l'on ne pouvait que concevoir les plus belles espérances de cette enfant de bénédiction.
C'est ainsi que Marguerite passa tout le temps qu'elle vécut dans sa famille, où le plus grand péché qu'elle se souvenait d'avoir commis, et qu'elle expia dans la suite par tant de larmes et de rudes pénitences, fut d'avoir cédé à un peu trop de recherches dans son habillement.
Il était visible qu'une vertu déjà si élevée n'était pas pour le monde.
La pieuse jeune fille soupirait après la solitude.
Comme elle s'était consacrée à Dieu par le vœu de virginité perpétuelle, elle ne goûtait plus que le Seigneur et ses préceptes.
Les divertissements du siècle, ses vues, ses calculs lui étaient insipides et ne pouvaient s'accorder avec la simplicité et la pureté de son âme.
La seule vie religieuse avait pour elle des attraits réels, et c'est de ce côté uniquement que se portaient tous ses plus ardents désirs.
Elle disait, comme l'Épouse des cantiques : Attirez-moi à vous, ô Jésus ! nous courons à l'odeur de vos parfums : Trahe me post te : curremus in odorem unguentorum tuorum.
Mais elle rencontra, dans le dessein qu'elle avait de se consacrer entièrement au service du Seigneur, de grandes résistances de la part de ses parents, qui l'aimaient avec une tendresse incomparable, et qui, par conséquent, ne pouvaient se résigner à la penseé de se séparer d'elle.
Ce ne fut qu'après beaucoup d'instances, de prières, de supplications, qu'elle put enfin obtenir ce qu'elle souhaitait si ardemment.
Disons, toutefois, que Marguerite, bien que douée dès ses plus jeunes années de beaucoup de grâces, dut lutter contre certains penchants défectueux avant d'atteindre le degré de vertu et de sagesse où nous la voyons.
Elle ne marcha pas dans cette voie avec la facilité et la douceur qu'on pourrait croire : loin de rencontrer toujours des sentiers fleuris, elle trouva, au contraire, bien des épines et bien des épreuves qu'elle dut surmonter avec courage et persévérance.
C'est que, —et ceci doit nous rassurer et exciter notre émulation, — c'est que les Saints ne sont pas d'une autre nature que nous : fils d'Adam, ils sont, comme nous, sujets à mille misères ; mais, plus fidèles, plus vigilants, ils s'attachent à correspondre davantage à la Grâce qui corrige, relève et transforme la nature déchue, viciée et inclinée au mal.
Ils surmontent ainsi les obstacles qui leur viennent du dedans, et triomphent de ce qu'il y a de mauvais dans leurs propres penchants.
Tendre sans cesse à restaurer la nature en Jésus-Christ et par Jésus-Christ, tel est le travail des Saints ; et c'est ce que notre Bienheureuse, aidée de la Grâce du Dieu, sans laquelle nous ne pouvons rien, accomplit heureusement en elle.
Elle arriva de la sorte à ne vouloir absolument autre chose que d'embrasser la vie religieuse ; comme nous l'avons dit, de bonne heure elle s'y était sentie attirée, et ce désir ne fit que croître avec l'âge. « Dieu, dit un pieux religieux qui la connut, Dieu 'lui avait donné beaucoup d'esprit, un jugement solide, fin et pénétrant, une âme noble et un grand cœur. »
Avec de telles qualités, Marguerite eût pu trouver dans le monde un parti avantageux.
C'est bien ce que pensait sa famille, et elle eût voulu l'établir.
Mais Marguerite persista toujours, et les combats qu'elle soutint contre ses parents prouvent assez que sa détermination fut chez elle l'effet d'une véritable vocation.
Quand on vit qu'elle voulait être religieuse, on fit tout ce qu'on put pour la décider à se fixer, soit chez les Ursulines de Mâcon, où se trouvait déjà une de ses parentes qu'elle aimait beaucoup, soit chez les Clarisses de Charolles, où s'étaient écoulées les plus douces années de son enfance.
Vains efforts : à tout ce qu'on lui disait, elle répondait : « Je veux être fille de Sainte-Marie. »
Comme elle contemplait un jour un tableau de Saint François de Sales, nous dit un docte et pieux religieux de la Compagnie de Jésus, « il lui sembla que le Saint attachait sur elle un regard plein de tendresse en l'appelant sa fille ; et à partir de ce moment, elle le considéra toujours comme son père. »
De là aussi sa volonté bien arrêtée de ne choisir, pour asile, aucun autre Ordre que celui de la Visitation, bien qu'elle ne fût jamais entrée dans aucune maison de cet Ordre et que ce qu'elle en avait entendu dire dans sa famille ne fût guère propre à le lui faire aimer.
Il y a dans cet attrait mystérieux de Marguerite pour l'Ordre fondé par Saint François de Sales un dessein providentiel que nous avons déjà fait remarquer ailleurs, et dont nous aurons un peu plus loin l'explication.
Marguerite entre donc au Monastère de la Visitation Sainte-Marie de Paray-le-Monial le 25 mai 1671, âgée d'environ vingt-trois ans.
A peine eut-elle franchi le seuil du parloir, qu'elle entendit intérieurement ces paroles : « C'est ici que je te veux. »
Et elle se promit bien de ne jamais quitter ce Monastère et de s'y reposer toujours à l'ombre de Celui qui faisait l'objet de tous ses désirs.
D'ailleurs, elle y goûta tout d'abord avec tant de douceur le bonheur de la solitude, de la pauvreté et de la vie cachée, qu'elle ne douta point, comme elle l'a déclaré depuis, qu'elle n'eût choisi le lieu où le Seigneur la voulait.
Comme elle y avait apporté un cœur épuré de toutes ces attaches qui coûtent tant de combats aux autres, toute son occupation fut d'y perfectionner les vertus qu'elle avait déjà acquises, notamment celle de l'obéissance, qui lui servit plutôt de frein pour modérer sa ferveur, que d'aiguillon pour l'exciter.
Persuadée que l'obéissance la plus absolue aux Règles de l'Institut était le moyen le plus assuré pour parvenir à la perfection où Dieu l'appelait, elle se fit une loi inviolable de les garder avec une extrême exactitude.
Ennemie de toute singularité, elle regardait, disait-elle, comme une tentation toutes les pensées de dévotion qui pouvaient être incompatibles avec les plus petits devoirs de son état.
Quoiqu'elle eût été toute sa vie accablée de maladies, et qu'elle fût d'une complexion délicate, cependant, loin de se procurer des dispenses ou d'être occupée du soin de sa santé, elle ne cessait de demander à ses directeurs et à ses supérieures la permission de macérer son corps par de nouvelles austérités.
Toutefois, elle se soumettait volontiers et sans se plaindre à ce qu'ils exigeaient d'elle ; car cette vraie disciple d'un Dieu obéissant jusqu'à la mort, profita si bien des instructions de son divin Maître qu'elle n'eut jamais d'autre règle de sa conduite que celle de ses supérieurs : elle était persuadée qu'une âme religieuse qui s'éloigne de l'obéissance, s'éloigne nécessairement de l'esprit de Dieu qui a voulu faire voir, par des effets miraculeux, en plusieurs circonstances, combien cette vertu lui était agréable.
Mais la pieuse fille de Saint François de Sales ne fut pas seulement fidèle observatrice de la vertu d'obéissance.
On la vit aussi pratiquer au plus haut degré les saintes vertus de pureté, de douceur, d'humilité et de patience dans les épreuves et les contradictions.
Elle en donna des exemples vraiment extraordinaires, et l'on ne doute nullement qu'elle n'ait conservé l'innocence baptismale.
Un de ses directeurs, ayant entendu la confession générale de toute sa vie, fut longtemps à délibérer s'il ne lui ordonnerait point de la décrire et de la conserver.
Il espérait, par là, comme il l'a dit lui-même, qu'on pourrait un jour, après la mort de Marguerite, connaître l'extrême pureté de cette fidèle épouse de Jésus-Christ, et juger jusqu'où peût aller l'innocence, la délicatesse et la sublime sainteté d'une âme que Dieu a favorisée de ses plus grandes grâces dès le berceau.
La vie de Marie, car tel est le beau nom qu'on lui avait donné en entrant au Monastère de Paray le Monial, et sous lequel nous la désignerons souvent, — sa vie, disons-nous, était tout intérieure. Aussi l'un de ses plus grands supplices était que ses vertus pussent attirer les regards sur elle. Le désir qu'elle avait d'être méprisée lui inspirait une affection particulière pour ceux qui lui procuraient quelque humiliation. C'est par le même principe qu'elle a toujours souhaité de demeurer dans l'oubli le plus profond : elle eût voulu ne jamais paraître au parloir, quoique ses supérieures l'obligeassent quelquefois d'y aller, et que sa vertu lui fît dissimuler son extrême répugnance à cet égard.
C'est surtout dans le peu de lettres que cette parfaite religieuse a écrites qu'on peut apprendre à connaître la grandeur de son humilité parfaite et de son amour du silence. Nous en citerons quelques passages à l'appui de ce que nous venons de dire.
Une religieuse de son Ordre lui ayant écrit pour lui demander quelques avis, Marie lui répondit en ces termes : « Je ne désire que d'être aveugle et ignorante en tout ce qui regarde les créatures, pour ne me souvenir que de cette leçon dont j'ai grand besoin, qu'une bonne religieuse doit tout quitter pour trouver Dieu, tout ignorer pour le connaître, tout oublier pour le posséder, tout faire et souffrir pour apprendre à l'aimer, et je vous assure qu'il ne faut point un moindre engagement que celui de l'obéissance, pour m'engager à vous répondre. »
Il ne fallut, en effet, rien moins que l'obéissance et la plus grande nécessité pour la déterminer à écrire les quelques lettres que nous avons d'elle.
Mais la volonté qu'elle avait d'être inconnue n'a jamais mieux paru que par le soin extrême qu'elle eut de cacher, ou du moins d'atténuer, l'éclat des grâces extraordinaires qu'elle recevait de Dieu, et par l'obligation qu'elle imposait à la personne à qui elle écrivait de brûler ses lettres : « Je suis donc obligée, dit-elle, s'adressant à l'un de ses directeurs, pour obéir au commandement que vous m'avez fait, de déclarer à votre Révérence les grâces que mon Sauveur m'a faites, et dont je ne voudrais jamais parler, puisque je n'y pense jamais que je ne souffre des peines étranges à la vue de mes ingratitudes, qui m'auraient déjà précipitée dans les enfers, si la miséricorde de mon divin Sauveur, et l'intercession toute-puissante de la Sainte Vierge, ma bonne Mère, ne désarmait sa justice à mon égard. Et à vous dire ma pensée, je ne fais jamais réflexion à ces grandes grâces, que je n'appréhende qu'après m'être trompée moi-même, je ne trompe encore ceux à qui je suis obligée d'en parler. Je demande sans cesse à Dieu qu'il me fasse la grâce d'être inconnue, anéantie et ensevelie dans un éternel oubli, et je regarde cette grâce comme la plus grande de toutes celles qu'il m'a faites. Je vous écrirai donc, mon Révérend Père, puisque vous le voulez, mais agréez que je vous dise que ce n'est que sous ces deux conditions que j'ai pu me résoudre à vous écrire ce qui suit. La première, que vous brûlerez mes lettres après les avoir lues. La seconde, que vous me garderez un secret inviolable sur tout ce que je vous écris. Mon divin Maître m'a fait connaître qu'il voulait ce sacrifice de moi, mais je ne pense pas qu'il veuille qu'il reste jamais sur la terre aucun souvenir d'une si chétive créature. »
Il est surtout un trait distinctif qui se remarque chez beaucoup de Saints et principalement chez beaucoup de Saintes. Ce trait qui décèle les grandes âmes héroïques, est l'amour des souffrances.
Or, nous le rencontrons aussi en notre Bienheureuse.
On peut même dire que cet amour fut, chez elle, comme pour les Colette, les Thérèse, les Claire d'Assise, les Mariane de Jésus et mille autres, le caractère propre de sa sainteté.
L'amour des souffrances était si vif en Marie-Marguerite, qu'elle n'aurait pu vivre un moment sans souffrir.
Plus elle souffrait, plus elle était transportée du désir de souffrir, et ses transports allaient quelquefois jusqu'à souhaiter d'endurer les peines de l'enfer, et cela par amour véhément de Dieu, uniquement pour qu'il n'y eût pas un seul lieu où Jésus ne fût aimé, comme elle l'explique elle-même : « Je ne sais, disait-elle, si je me trompe ; mais il me semble que je voudrais aimer mon Amour crucifié d'un amour aussi ardent que celui des Séraphins, et je ne serais pas fâchée que ce fût dans l'enfer que je l'aimasse de la sorte. Je suis affligée jusqu'à l'excès, lorsque je pense qu'il y aura un lieu... où pendant toute une éternité un nombre infini d'âmes rachetées par le Sang de Jésus-Christ n'aimeront nullement cet aimable Rédempteur ; cette pensée, dis-je, me donne une terrible peine. Je voudrais, mon aimable Sauveur, souffrir tous ces tourments, pourvu que je pusse vous y aimer autant que l'auraient pu faire dans le Ciel tous les malheureux qui souffriront toujours, et qui ne vous aimeront jamais... Eh quoi ! ajoutait-elle, est-il raisonnable qu'il y ait un lieu dans le monde où Jésus-Christ ne soit pas aimé ?.. »
Sur ce point des souffrances, elle écrivait encore à un pieux religieux de la Compagnie de Jésus : « Mon Révérend Père, rien n'est capable de me plaire en ce monde, que la Croix de mon divin Maître, mais une croix toute semblable à la sienne ; c'est-à-dire pesante, ignominieuse, sans douceur, sans consolation, sans soulagement.
Que les autres soient assez heureux pour monter avec mon divin Maître sur le Thabor : pour moi, je me contenterai de ne savoir d'autre chemin que celui du Calvaire, jusqu'au dernier soupir de ma vie, parmi les épines, les clous, les fouets et la Croix, sans autre plaisir, sans autre consolation que celle de n'en avoir point en cette vie, »
La Bienheureuse, comme on le voit par ce dernier mot, savait que les souffrances étaient la voie pour arriver au bonheur de l'autre vie, mais non le but lui-même, ainsi que nous nous efforcerons de l'expliquer tout à l'heure.
Elle continue : « Quel bonheur de pouvoir toujours souffrir en silence, et mourir enfin sur la Croix, accablée de toutes sortes de misères, en corps, en esprit, parmi l'oubli et le mépris ! car l'un ne me saurait plaire sans l'autre. Remerciez donc pour moi, mon Révérend Père, notre Souverain Maître, de ce qu'il m'honore si amoureusement et libéralement de sa précieuse Croix, ne me laissant pas un seul moment sans souffrir. Priez cet aimable Sauveur de ne se point rebuter du mauvais usage que j'ai fait jusqu'à présent d'une si grande grâce. Ne nous lassons pas de souffrir en silence : la Croix est bonne en tout temps et en tout lieu, pour nous unir à Jésus-Christ souffrant et mourant. Mais je vois que je me satisfais trop en parlant des souffrances ; et je ne saurais faire autrement : car l'ardente soif que j'en ai, m'est un tourment que je ne saurais exprimer. Cependant je connais bien que je ne puis ni souffrir, ni aimer : ce qui me fait voir que tout ce que j'en dis, ce n'est qu'un effet de mon amour-propre, et d'un orgueil secret qui vit en moi. Ah ! que je crains que tous ces désirs de souffrir ne soient en moi autre chose que des artifices du démon, pour m'amuser par des sentiments vains et stériles ! Mandez-moi sincèrement ce qui vous en semble. »
Cette humilité, dit Languet, est bien remarquable, et elle donne une utile leçon aux âmes pieuses qui ne se défient pas assez d'elles-mêmes et de leur ferveur. En théorie on est courageux ; dans l'oraison on se croit prêt à tout supporter, et l'on se trouve lâche et tout découragé lorsque se présentent les occasions de souffrir.
Alors ces goûts et ces désirs dont on se berçait et dont peut-être l'amour propre se flattait disparaissent : on ne peut supporter le moindre mal ni les moindres douleurs, encore moins peut-on souffrir l'oubli et le mépris ; et, de toutes ces croix faussement désirées, il ne reste à l'âme qui se croyait si forte et si invulnérable, que la triste expérience de sa faiblesse !
La pieuse servante de Dieu craignait cette illusion de l'amour-propre, et cependant elle avait moins à craindre que personne.
Car c'était bien au milieu même des croix de toutes sortes, qu'elle aimait la souffrance et qu'elle en parlait avec celte ardeur que nous avons vue.
La preuve que ses désirs étaient sincères et exempts d'illusion, c'est qu'ils furent sans cesse éprouvés, et que toute sa vie se passait dans des souffrances continuelles.
Dieu, qui formait en elle ce vif amour de la Croix, prenait soin de la satisfaire et en même temps de soutenir celle qu'il avait associée à Jésus souffrant : car, sans miracle, nous dit son historien, elle n'aurait pu résister à tout ce qu'elle souffrait.
En effet, ses infirmités étaient à peu près continuelles, elle avait sans cesse des douleurs aiguës, particulièrement à la tête.
Quand une maladie cessait, il lui en survenait une autre.
Ses peines intérieures égalaient les tortures du corps : elle éprouvait des dégoûts, des répugnances, des aversions qui ne peuvent être comprises que par ceux qui en ont éprouvé de semblables.
Le démon la tourmentait souvent avec fureur ; et au milieu de toutes ces afflictions, quelquefois toutes réunies ensemble, elle se trouvait rarement consolée, même par ses sœurs, auprès desquelles elle fut longtemps l'objet de la contradiction, Dieu le permettant pour éprouver sa Servante et pour faire briller davantage l'héroïsme de sa vertu.
Ainsi les supérieures sous lesquelles Marie-Marguerite a vécu et qui ont toutes été d'une grande vertu et d'une rare prudence, lui fournissaient elles-mêmes de continuelles occasions de souffrir et de montrer le fonds inépuisable de patience et d'humilité qui était en elle.
Elles commençaient ordinairement par se montrer défavorablement prévenues contre les voies extraordinaires par lesquelles Dieu conduisait sa Servante.
Mais bientôt elles éprouvaient par sa sincère et complète obéissance, quelquefois même par des miracles, que ces voies étaient vraiment saintes et l'ouvrage de Dieu.
Alors elles croyaient concourir à ses desseins mêmes en tenant dans l'humiliation celle qu'elles voyaient appelée manifestement à cet état, et qui dans la voie supérieure où elle marchait à si grands pas, ne pouvait avoir à craindre que l'orgueil : aussi ne lui épargnaient-elles ni les réprimandes, ni les reproches, ni les corrections.
L'humble religieuse supportait tout avec une égale paix et un égal contentement.
Loin de se blesser de ces traitements si durs, elle pressait ses supérieures de l'humilier, de la mortifier, de ne l'épargner en rien.
Elle nourrissait dans son âme, au lieu de ces murmures qui s'excitent si naturellement dans le cœur, lorsqu'on est repris et corrigé avec dureté, elle y nourrissait, disons- nous, une vraie tendresse pour sa supérieure et une reconnaissance sensible de ce qu'elle la traitait à son gré.
IV
Et quel était le mobile de tant de vertus ? Où Marie-Marguerite trouvait-elle ce désir des souffrances, cette patience invincible, cette douceur constante, cette humilité à toute épreuve, cette complète et absolue abnégation, en un mot, cette entière et parfaite soumission à la Volonté de Dieu ? Qui ne le devine ?
L'Eucharistie est le secret de toutes les merveilles que nous voyons dans la vie des Saints. C'est là, dans la sainte Communion, qu'elle recevait souvent et avec une grande ferveur, ainsi que dans ses visites au Très-Saint-Sacrement, c'est là que notre Bienheureuse puisait toute sa force, toute sa vie.
Comment, se demande le vénérable Evêque d'Autun, comment Marguerite a-t-elle vaincu les difficultés sans nombre, — nous le verrons, — qui se sont élevées contre elle ?
« Ah ! répond le prélat, l'explication est facile : c'est que, la première, Marguerite-Marie avait mis en pratique ce qu'elle conseillait aux autres avec tant d'ardeur : elle était entrée dans le Cœur de Jésus ; elle s'y était renfermée comme dans une prison, ou pour mieux dire comme dans une citadelle d'amour : elle en avait fait son école où elle avait appris à n'avoir d'autre science que celle du divin Crucifié ; et ce Cœur est devenu pour elle, selon ses expressions, le navire qui la conduisait sûrement au port de la patrie, la table délicieuse, le banquet d'une amitié prodigue d'elle-même, l'autel enfin sur lequel elle s'étendait chaque jour pour monter de là chaque jour au Calvaire avec son Bien Aimé ; et ce Cœur fidèle à ses promesses se dilatait pour verser à longs flots sur elle ses plus abondantes bénédictions : à chaque amertume il faisait correspondre un sentiment spécial de jouissance, et l'humble vierge pouvait dire comme le roi-prophète : Seigneur, c'est dans la mesure même des cuisantes douleurs qui l'assiégent que vos divines consolations ont réjoui mon âme. »
Elle ne pouvait se lasser d'être en présence de son Sauveur caché sous les divines Espèces.
Elle y passait le plus de temps possible, même celui de la nuit tout entière, lorsque l'obéissance le lui permettait.
Elle disait souvent qu'elle se sentait toujours dévorée de deux sortes de faims qui lui paraissaient insatiables : l'une de souffrir, l'autre de communier, ou pour nous servir d'une de ses expressions familières, de recevoir le Dieu de son cœur, et le Cœur de son Dieu, a J'ai un si grand désir de la Communion, dit-elle dans un de ses écrits cité par Languet, que quand il me faudrait marcher par un chemin de flammes et les pieds nus, il me semble que cette peine ne me coûterait rien, en comparaison de ce que me coûterait la privation de ce bien. Rien n'est capable de me donner une joie si sensible, que ce Pain d'amour. Après l'avoir reçu, je demeure comme anéantie devant mon Dieu ; mais avec une joie si ravissante, que quelquefois pendant un demi-quart d'heure tout mon intérieur est dans un profond silence, pour entendre la voix de Celui qui fait tout le contentement de mon âme, »
Ce n'est effectivement que dans la divine Eucharistie que Marie-Marguerite trouvait les trésors de vertus qu'elle possédait à un si haut degré ; ce n'est qu'au Banquet sacré qu'elle pouvait recevoir, comme tous les Saints, et des ici-bas, cette joie si ravissante qui est un avant-goût des récompenses célestes ; récompenses qui seront plus complètes, qui auront leur plénitude dans la vie future, où doit être achevée et consommée la réparation déjà opérée dans cette vie d'épreuve.
Oui, sans doute, notre Bienheureuse, — et plusieurs de ses pieuses confidences le prouvent, — goûta, dès cette vie même, quelque chose du bonheur du Ciel.
N'est-ce donc rien, en effet, que de parvenir, comme elle y était arrivée, à comprendre le mystère de la Croix, à se résigner avec amour à toutes les souffrances, a trouver douces toutes les pénitences, les épreuves, les humiliations, et à les supporter, non-seulement avec une héroïque patience, mais encore à les désirer, à les aimer, non pas pour elles-mêmes, car elles ne sauraient être, en leur essence, un bien (nous allons le voir), mais parce qu'elles sont la voie pour arriver au souverain Bien, et qu'elle nous mettent en parfaite conformité avec la Volonté divine ?
Cet heureux état auquel sont parvenus les Saints, ce vrai triomphe obtenu sur la nature, c'est la récompense promise ici-bas par ces divines paroles : « Venez à moi, vous tous qui êtes chargés, et je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vous, et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes. Car mon joug est doux et mon fardeau léger. » Quiconque a trouvé Jésus et le « suit, ne marche point, en effet, dans les ténèbres ; » il vit de sa vie, est affermi pour jamais, et règne véritablement avec Lui : Beati mites, quoniam ipsi possidebunt terram. « Servir Dieu, dit Sainte Catherine de Gênes, c'est régner. »
Le divin Rédempteur de l'humanité tombée, et qu'il est venu racheter a dit encore : « En vérité, je vous le dis, si vous aviez la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne : Transporte-toi d'ici là, et elle s'y transporterait ; » c'est-à-dire, comme le Sauveur en donne Lui-même l'explication, « rien ne vous serait impossible,nihil impossibile erit vobis. »
C'est ainsi que les interprètes ont compris ce passage.
Saint Jérôme dit qu'il s'entend de tous les plus grands obstacles, et de tout ce qui peut être le sujet des opérations miraculeuses, dont Jésus-Christ Notre-Seigneur a donné le pouvoir à ses Disciples, en les envoyant, comme le rapporte l'Évangile, guérir les malades, purifier les lépreux, chasser les démons, ressusciter les morts.
Et c'est précisément ce qui est arrivé aux Saints : ça été et c'est toujours un des plus grands signes de leur réhabilitation, soit qu'ils opèrent ces miracles, c'est-à-dire ce plein commandement sur la nature, pendant leur vie, soit qu'ils les obtiennent, par leur intercession, après leur mort.
Ce que nous appelons peines, afflictions, douleurs (et ce sont bien en effet des épreuves), s'est changé pour eux, ainsi que nous le voyons pour notre Bienheureuse, en mérites, en suavité, comme dit Saint François de Sales, en sources de continuelles et abondantes faveurs.
Ils ont été, ils sont délivrés, dès cette vie, du mal, c'est-à-dire du péché, car le péché, voilà le mal dans le monde ; et, bien qu'ils aient eu à supporter les suites du péché, les maladies, les souffrances, les croix, néanmoins, comme toutes ces épreuves leur ont servi à se dégager des taches de la chute originelle, on peut dire qu'ils ont poussé, aussi loin qu'il est possible en cette vie transitoire, la grande œuvre de réintégration et de transformation, la délivrance en Jésus-Christ.
D'où il suit que, grâce à l'expiation du Christ-Rédempteur, nous pouvons espérer, comme cela est arrivé pour les Saints, de nous rétablir dans la pureté de notre nature primitive, pourvu, bien entendu, que nous nous en rendions dignes par nos vertus, et surtout par les mérites de notre expiation personnelle et des œuvres satisfactoires.
Voudrait-on nier que, par cette expiation personnelle, les Saints n'aient obtenu, en un certain sens, la restauration en eux, et, pour ainsi dire, autour d'eux, de l'état d'innocence ? Mais nous renverrions à la vie d'un Paul l'Ermite, d'un Antoine, patriarches des cénobites, d'un François d'Assise, et de tant d'autres. Que de merveilles ils ont accomplies même dans l'ordre de la nature, dans l'ordre de cette vie du temps ! De même qu'Adam, dans le Paradis terrestre, avant sa chute, commandait aux animaux et se trouvait le roi de la création, de même ces Saints, agissant en Jésus, par Marie Immaculée, « vrai Paradis terrestre du nouvel Adam, » ont appelé les oiseaux, commandé aux lions de s'éloigner ou de les servir, et ont joui, en un mot, des œuvres de la création dans toute leur plénitude.
Toutefois, prenons-y garde : tout ceci ne fait pas que la souffrance et les mille afflictions et épreuves de cette vie, suites de la chute originelle et conséquences du péché, loin d'être des maux réels, soient un bien et qu'elles constituent le bonheur sur la terre, comme beaucoup inclinent à le croire, au grand scandale et au découragement de bien des âmes.
Aussi ce point importe-t-il que nous nous y arrêtions un instant ; on verra, du reste, que nous ne nous écartons pas de notre sujet, dont quelques faits recevront précisément leur explication de la courte observation qui va suivre.
V
Oui, il faut le dire : il en est qui, parlant de l'amour des Saints pour les croix, vont jusqu'à faire de la souffrance un certain état de bien-être, et nous représentent presque les Saints comme une espèce de stoïciens qui nient la souffrance et finissent par y être insensibles.
Cela vient, ce semble, de ce que ces auteurs confondent la souffrance avec l'art sublime que les Saints emploient pour la supporter avec fruit, ce qui est pourtant bien différent.
On comprend que cette doctrine, éparse dans bien des livres de piété, soit sur les lèvres de Fénelon parce qu'elle s'accorde avec la pieuse et tendre erreur à laquelle ce beau et doux génie fut entraîné, et que l'Église a condamnée.
Un certain quiétisme ascétique peut s'accommoder avec la douleur par amour gratuit de Dieu ; mais ce n'est pas là, assurément, la doctrine chrétienne catholique, et il nous semble qu'il y a nécessité de dissiper tout malentendu à ce sujet, si l'on veut empêcher le découragement de faire des ravages dans les âmes.
La pénitence, est-ce la vie ? La souffrance, est-ce le Règne de Dieu ? Le calice, est-ce le Ciel ?
Saint Pierre nous dit nettement : « La pénitence est la voie pour arriver à la vie : Pœnitentiam, Deus dedit ad vitam. »
Et nous voyons, dans Sainte Catherine de Sienne, que Notre-Seigneur lui enseigne, en plusieurs endroits, que la pénitence n'est que le moyen, non le but, pour l'âme. « Je veux, dit ce divin Maître, que les œuvres de pénitence et les autres pratiques corporelles soient le moyen et non pas le but de l'âme ; si c'était le but, ce serait un acte borné, comme la parole qui sort des lèvres et qui n'existe plus, quand elle ne sort pas avec l'amour de l'âme qui conçoit et enfante véritablement la vertu... Il ne convient pas que le but principal de l'âme soit dans la pénitence...»
On objectera cette parole de l'auteur de l'lmitation de Jésus-Christ : « Lorsque vous en serez venu à trouver la souffrance douce et à l'aimer pour Jésus-Christ, alors estimez-vous heureux, parce que vous avez trouvé le Paradis sur la terre. »
Mais, outre que ce passage ne dit pas, ce semble, que la souffrance soit bonne en elle-même, ne peut-on pas n'y voir que l'expression de cette vérité-ci : Que la parfaite résiynation procure seule la joie de la paix du cœur ? Nous le croyons ; et c'est bien, en effet, ce que nous voyons chez les Saints, comme dans notre Bienheureuse : tous, ils trouvaient leur consolation et leur joie, non dans la douleur, qui est toujours le calice amer, mais dans la divine Eucharistie, qui leur donnait la force de surmonter les épreuves, et dans cette pensée qu'en souffrant, en union avec Jésus-Christ et en conformité à sa Volonté, ils auraient part à son triomphe.
Nous ne disons pas autre chose, et nous ne croyons pas que le passage ci-dessus s'oppose à ce sentiment.
Dans tous les cas, et sans manquer au respect qui est dû à l'Imitation, on pourrait répondre que cet ouvrage, admirable livre évangélique, n'est cependant pas l'Église et n'est pas l'Évangile.
C'est l'Église et l'Évangile qu'il faut surtout suivre.
Or, l'Église n'a jamais enseigné cette confusion entre l'état du combat et l'état du triomphe ; et notre divin Maître a clairement enseigné la Vérité humaine et divine quand II a prononcé ces deux solennelles paroles qui ouvrent et ferment sa Passion : « Mon âme est triste jusqu'à la mort... Mon Père, s'il est possible, que ce calice passe loin de moi ; toutefois, que votre volonté soit faite et non la mienne !... Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ! »
Voilà la doctrine chrétienne, car voilà Jésus-Christ, tel que la sainte Église apostolique l'a toujours montré. Notre-Seigneur Jésus-Christ n'enseigne pas du tout que la pénitence est la vie véritable : où serait l'effort ? Jésus-Christ n'enseigne pas que la souffrance est plaisir : où serait le mérite ? Jésus-Christ n'enseigne pas que le calice a la douceur des choses célestes : où seraient le sacrifice, le prodige de l'amour et l'éternelle gloire de la Croix ?
Tous les propos des auteurs ascétiques qu'on pourrait nous citer, ne sont donc que des confufusions ou de pieuses exagérations.
Il n'est pas possible d'en douter, si l'on considère que toute souffrance subie par les enfants de Dieu suppose l'existence d'enfants du démon.
Nous le voyons assez dans la vie des Saints, comme dans celle de notre Biénheureuse, qui fut maltraitée de la manière la plus dure et la plus outrageante par des religieuses tombées dans le relâchement.
Tout martyr a contre lui un bourreau.
Or, quelque consolation que l'on trouve à souffrir pour faire avancer le Règne de Dieu, et pour faire finir le règne diabolique, peut-on être vraiment heureux, se sentir bien vivre, se croire dans des conditions définitives de paix céleste, quand on voit l'erreur, l'égarement, le crime, le mal s'acharner autour de soi ? Il est évident que non.
Qu'on relise la scène terrible du jardin des Oliviers, dans la vision de Catherine Emmerich, et l'on comprendra aussitôt pourquoi Jésus dit : "Mon âme est triste jusqu'à la mort... Mon Père, s'il est possible, que ce calice s'éloigne de moi."
C'est qu'au Sacrifice de l'Homme-Dieu correspondent les misères universelles du genre humain ; c'est que le divin Sauveur pleure et sur les martyres qui devront suivre le sien, et surtout sur les folies et sur les crimes de ce triste monde, qui rendent nécessaires les sacrifices et les immolations !
Il nous semble que la confusion sur ces points importants aurait des conséquences funestes, et c'est pourquoi nous y insistons.
Ayons donc soin de bien distinguer.
L'Eucharistie, c'est le Pain des Anges, c'est la nourriture céleste, c'est la puissance même de la vie avec Dieu ; mais parce que cette vie puisée en Dieu donne le courage pour entrer dans la voie, donne la force de braver le péril, de supporter les tortures, de monter sur la Croix et de l'aimer parce que Jésus est passé par là pour arriver au triomphe, cela ne peut pas vouloir dire que les tentations, les supplices, les persécutions et la Croix soient des choses du Règne de Dieu, de l'Église pacifiée et réconciliée, soient enfin des biens du Paradis terrestre.
Non ; il ne faut pas confondre la voie douloureuse indispensable pour sortir du mal, avec le but qui est le repos, avec la vie véritable qui est la joie sans mélange.
La voie royale de Jésus, c'est la souffrance, l'épreuve volontairement acceptée pour soi et l'immolation de soi, afin d'expier pour les autres ; mais ce n'est pas le Paradis sur la terre : c'est le moyen pour vaincre le mal, le mal qu'on ne peut détruire qu'à force de vertu, comme dit l'Apôtre : Vince in bono malum, et pour édifier et conquérir le Règne de Dieu qui est le but final et qui souffre violence ; il n'y a, nous dit Notre-Seigneur, que les violents qui l'emportent : Violenti rapiunt illud, c'est-à-dire ceux qui emploient la violence de la pénitence et qui endurent tout pour remporter le prix de la victoire.
Saint Augustin expose admirablement la doctrine catholique sur le point qui nous occupe, quand il met en parallèle les deux états de vie de la sainte Église. « Deux vies, dit-il ; l'une dans le chemin, l'autre dans la patrie ; l'une dans le labeur, et l'autre dans le repos... L'une combat contre l'ennemi, l'autre règne sans ennemi... ' L'une est bonne, mais encore bien misérable ; l'autre est meilleure, elle est bienheureuse. L'une est signifiée par Pierre, et l'autre par Jean. » Dire de la Papauté, héritière du Prince des Apôtres, de la Papauté, que nous voyons, hélas ! si douloureusement éprouvée par les ennemis de Dieu conjurés contre son Christ, qu'elle est sur un lit de roses, qu'elle réalise le Ciel ici-bas, ne serait-ce pas insulter à son labeur et à sa souffrance ? Ne serait-ce pas diminuer sa gloire ?
VI
Mais, nous objectera-t-on peut-être encore, les Saints, et la Bienheureuse Marie-Marguerite elle-même, aimaient les souffrances ; ils s'y complaisaient, ils les trouvaient douces, ils les préféraient à tous les biens de ce monde ; donc, les souffrances sont bonnes. Disons encore un mot là-dessus, bien que ce qui précède y ait déjà suffisamment répondu, ce nous semble.
Les Saints préféraient les souffrances à tous les biens de ce monde. Eh ! assurément, qu'y a-t-il donc dans ce monde, où habite Satan, dit saint Bernard, qui puisse satisfaire des Saints, si ce n'est uniquement de prier et d'expier pour lui ?
Or, à cet égard, la charité qui les enflamme trouve une assez ample matière à s'exercer. — Les souffrances sont bonnes ! Oui, bonnes parle bien qu'elles procurent, par la fin où elles font tendre ; mais bonnes en elles-mêmes, nullement ; nous croyons l'avoir montré. — Les Saints ne souffrent pas des épreuves de cette vie. Mais entendons-nous : cela est vrai, si l'on veut dire qu'ils ne souffrent point a la manière de ceux qui regimbent et se révoltent contre les peines, à la manière de ceux qui ne sont pas unis à la volonté divine et qui ne comprennent pas l'expiation ; mais cette assertion est fausse, si l'on prétend qu'ils n'éprouvent absolument aucune douleur et qu'ils ne souffrent pas dans leur corps : sans quoi, où serait leur mériteet leur espérance ?
Notre-Seigneur nous fait entendre tout ceci dans un de ses sublimes colloques avec son Epouse, la glorieuse vierge de Sienne : « Mes serviteurs, lui dit-il, ont des peines corporelles, mais leur âme est toujours libre. Ils ne souffrent pas de la souffrance, parce que leur volonté est unie à la mienne ; et c'est par la volonté que l'homme souffre. Au contraire, ils souffrent de l'esprit et du corps, ceux-là qui ont dès cette vie un avant-goût de l'enfer, comme mes serviteurs ont un avant-goût delà vie éternelle... Mes serviteurs sont garantis par l'amour de ma Volonté. Ils souffrent du corps et non de l'esprit, parce que leur volonté sensitive est morte ; et c'est elle qui afflige et tourmente l'âme de la créature. Dès que la volonté n'existe plus, la peine disparaît; ils supportent tout avec reconnaissance, et se réjouissent d'être éprouvés pour moi. »
Voilà comment souffrent les Saints ; ils souffrent en union avec les douleurs de Jésus-Christ, et cette union parfaite leur adoucit les épreuves et leur donne la patience, cette vertu si difficile à acquérir. Ne résistant point à la Volonté divine, qui veut que chacun porte sa croix et que nous payions nous-même chacun notre part de rachat, ils sont dans la paix de l'ordre; mais ils souffrent véritablement dans leur chair, comme a souffert la divine Victime à laquelle ils s'efforcent incessamment d'être unis, et cette souffrance-là, quoi qu'on puisse dire, n'est point du Règne de Dieu. Encore un coup, elle nous sert à le mériter, à le faire éclater ; mais enfin elle appartient à la vie militante, à la vie d'épreuve, et, comme ce mot le