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Notre-Dame de la Santé (Venise)
Notre-Dame de la Santé
(Venise)
Venise préparait, sur les îles gracieuses qu'elle a couronnées de si beaux monuments, un asile aux peuples que l'épouvante faisait fuir devant Attila ; mais déjà elle s'était elle-même abritée sous la protection de l'auguste Mère de Dieu.
Selon la plus commune opinion, cette noble reine de l'Adriatique jetait à Rialte les premiers fondements de ses superbes édifices, le 25 mars 421, sous l'invocation de la Vierge à qui le messager des cieux avait, à pareil jour, annoncé qu'elle concevrait et enfanterait le Fils de Dieu.
Ainsi placée sous les auspices et comme entre les bras de la souveraine de l'univers, elle a pu elle-même servir de refuge aux infortunés qui, quelques années plus tard, s'échappant du milieu d'Aquilée en proie aux flammes et à travers les ruines de Padoue, venaient, chargés de leurs enfants ou de leurs vieux pères, chercher un asile dans son sein.
Ainsi Venise méritait-elle, dès le principe, d'être appelée la Reine des cités, en se montrant la Mère et la conservatrice des peuples.
Ces nouveaux citoyens que des liens d'amour et de reconnaissance lui unirent pour toujours, partageaient déjà, ou du moins ne tardèrent pas à partager, les sentiments de piété filiale qu'elle a toujours eus pour Marie.
Cette Mère de bonté, de son côté, a toujours regardé d'un œil propice ces doges qu'une antique loi obligeait, à leurs derniers moments, de se faire peindre à ses genoux, et la ville puissante qui régna quatorze siècles avec tant de gloire sur une si grande étendue de terres et de mers.
Venise possède un grand nombre d'images célèbres de Marie, de nobles sanctuaires élevés en son honneur ; elle conserve le souvenir d'un grand nombre de bienfaits reçus de sa bonté, d'une infinité de faveurs signalées qui sont venues, à diverses époques, réveiller la confiance de ses citoyens.
Vouloir les faire connaître en détail, ce serait nous engager dans une interminable carrière. Pour nous borner dans un sujet si vaste, nous ne parlerons ici que de la céleste image de Constantinople vénérée dans la basilique de Saint-Marc et de Notre-Dame de la Santé que nous unirons dans une même notice, à l'occasion de la procession solennelle qui eut lieu le 21 novembre 1631 de l'église de Saint-Marc au nouveau sanctuaire, consacré sous le vocable de Notre-Dame de la Santé.
L'insigne basilique de Saint-Marc date du commencement du neuvième siècle.
A cette époque, des Vénitiens qui se trouvaient à Alexandrie, ayant réussi à soustraire aux profanations des Mahométans le corps du saint apôtre, le transférèrent dans leur cité.
Il y fut accueilli avec les plus grands honneurs, choisi pour patron de la république, et l'on s'empressa de lui élever un temple qui se vantait d'être, comme il fut en effet jusqu'à ce que le génie de Michel-Ange fit voir à Rome étonnée le Panthéon dans les airs, le plus beau temple et la merveille du monde.
Ce beau monument a une avenue digne de lui dans la place qui porte le nom de Saint-Marc, et qui, offre, par la grandeur et la symétrie de ses édifices, la richesse et l'élégance de leurs ornements, un des spectacles les plus imposants. Pénètre-t-on dans la basilique ? On ne voit que marbres choisis, décorations en bronze ou en or ; des chefs-d'œuvre de peinture, de sculpture, de mosaïque ; les dépouilles de l'Orient revêtent et embellissent tellement l'intérieur, qu'on ne peut faire un pas sans rencontrer quelque prodige de l'art.
La piété y trouve aussi bien des objets dignes de sa vénération ; mais parmi tous les trésors que renferme le magnifique édifiée, après le corps de saint Marc, il n'en est pas de plus précieux pour elle que l'lmage de Marie.
Pour connaître l'origine de cette Image, objet d'une si antique vénération, il faut remonter bien avant dans les fastes de l'histoire.
Nous allons le faire sur les traces du docte écrivain qui vient de publier des notices si intéressantes sur les sanctuaires les plus célèbres de la Vierge, en Italie.
Parmi tant d'églises élevées à Constantinople sous l'invocation de la Mère de Dieu, se distinguait celle du Phare, lieu sacré où se réunissait la cour pour payer à Dieu l'hommage de son culte. C'était une superbe basilique plutôt qu'un simple oratoire, bâtie au pied d'une très-haute tour, d'où brillait, dans l'horreur de la nuit, un fanal qui éclairait de ses rayons amis la surface de la Propontide.
Dans cette église se célébraient avec le plus grand éclat les fêtes religieuses, sous les yeux de l'empereur, du sénat et de la cour.
Là se conservaient aussi les reliques les plus célèbres que la piété eût recueillies à Constantinople, tout ce que le culte avait de plus précieux et entre autres objets une Image de la Mère de Dieu également vénérée en temps de paix comme gardienne de la ville, et en temps de guerre comme distributrice de la victoire.
Les empereurs de Constantinople, les princesses de leur famille lui rendaient souvent de pieux hommages, et prosternés à ses pieds, réclamaient le secours de celle que leur rappelaient ses traits chéris.
En partant pour aller combattre les ennemis de l'Etat, les empereurs avaient coutume de la prendre avec eux : aussi l'appelait-on la conductrice des légions, l'invincible, l'indomptable, parce que jamais elle n'était tombée au pouvoir des barbares ; et enfin, on lui avait donné comme un nom propre, celui de Nicopeïa, ou de distributrice de la victoire.
Un savant illustre de Venise (M. Molin, théologien du patriarchat de Venise et professeur du séminaire), établit comme un fait extrêmement probable, s'il n'est pas même tout-à-fait certain, qu'Héraclius portait avec lui cette Image, lorsqu'il vint, de son gouvernement d'Afrique, renverser le tyran Phocas, et qu'avec elle il fit son entrée triomphante dans la cité. Ce serait cette même Image, laissée par Héraclius à la garde de la ville, que le patriarche Sergius aurait opposée à la fureur des Abares ou Scythes qui, pendant que l'empereur combattait les Perses, étaient venus, de concert avec d'autres peuples barbares, attaquer inopinément Constantinople. Portée avec dévotion autour des remparts, elle eut, aux yeux des Bysantins, l'honneur de la victoire éclatante qui avait couronné leurs efforts, et la gloire d'avoir sauvé la ville et l'empire.
On cite encore plusieurs autres victoires remportées par les empereurs grecs sous la protection de la Vierge, invoquée au pied de la même Image.
Ainsi, par exemple, un siècle après Héraclius, en 718, les Sarrasins étant venus avec une armée innombrable battre les remparts de Constantinople, pendant qu'une flotte de 1 ,800 vaisseaux couvrait le Bosphore et la pressait du côté de la mer, les Byzantins effrayés recoururent à la Vierge sainte, portèrent solennellement son Image vénérée, la Nicopeïa, dans l'intérieur des murs, la firent descendre au rivage, et, dans le transport de leur foi, lui firent même toucher les ondes de cette mer qui disparaissait presque sous la orêt de mâts que les barbares avaient réunis contre elle.
Les auteurs les plus estimés regardèrent comme un effet de la protection du Ciel, comme un prodige opéré par l'intercession de Marie, la délivrance de Constantinople, qui suivit les prières adressées à la Reine des cieux, cette innombrable armée ayant été moissonnée par divers fléaux, et la flotte détruite ou dissipée par la tempête.
Jean Zemiscès, proclamé empereur en 969, entreprit d'arracher aux Russes quelques provinces de l'empire grec qu'ils avaient envahies. Il y eut, en Bulgarie, bien des combats livrés : une action décisive eut enfin lieu sous les murs de Distre, aujourd'hui Silistrie.
Cedrenas raconte que la nuit qui précéda la bataille, une femme pieuse de Constantinople vit en songe la Mère de Dieu, et qu'elle l'entendit adresser ces paroles à un guerrier qui se trouvait à son côté : Ecoute, Théodore ! Jean, ton client et le mien, est en grand danger ; hâte-toi de le secourir. » Que le jour même de la bataille, elle fit part à des personnes de sa connaissance du songe merveilleux qu'elle avait eu. L'historien ajoute que des tourbillons de poussière élevés tout-à-coup, empêchèrent les Russes de combiner leurs manœuvres ; qu'un cavalier inconnu, monté sur un cheval d'une blancheur éclatante, parut aux premiers rangs, rompant et mettant en désordre les escadrons ennemis.
Aussi Zemiscès attribua-t-il cette victoire à la Vierge sainte et au martyr saint Théodore, dont on célébrait la mémoire en ce jour.
Il donna ordre d'abattre la chapelle que le saint martyr avait à Eucanie, où reposait son corps, afin de la remplacer par une église magnifique, à laquelle il assigna des fondations dignes d'un empereur, et voulut que, dans la suite, la ville d'Eucanie ne s'appelât plus que Théodorople.
Quant à sa reconnaissance envers la Vierge sainte, il la témoigna de la manière la plus éclatante.
Le jour où il entrait en triomphe à Constantinople, il fit placer au milieu des trophées et des dépouilles enlevées aux rois de Bulgarie, sur un char tiré par quatre chevaux blancs préparé pour lui-même, l'Image qu'il avait portée dans son expédition militaire ; et lui-même, monté sur un cheval blanc, suivit le char de triomphe dans les rues de Constantinople.
Arrivé à la place Placote, il lui rendit de publiques actions de grâces.
Un peu plus de deux siècles après, les Français et les Vénitiens entreprenant de concert la quatrième croisade, quittèrent le port de Venise le 8 octobre 1202, portés sur 310 vaisseaux, escortés de 50 galères de la république.
Leur dessein était de soumettre d'abord la Syrie et l'Egypte ; mais ils crurent devoir céder aux instances d'Alexis Comnène, fils de l'empereur Isaac, qui les conjura de se rendre avant tout à Constantinople, et de rétablir sur le trône son père, qu'un autre Alexis, son oncle, avait privé de la couronne et de la liberté.
Ils prirent la ville, remirent sur le trône Isaac, qui, chargé d'ans et privé de la vue, s'associa dans le gouvernement de l'empire son fils Alexis.
En attendant que l'Etat se remit de la secousse qu'il vendit de recevoir et que la tranquillité publique fût bien raffermie, les Latins firent quelque séjour à Constantinople. Dans cet intervalle, le vieil empereur Isaac étant mort, un autre Alexis, que les Grecs appelaient Mursuffle ou le Farouche, à cause de la longueur de ses sourcils, fait étrangler le jeune Alexis, et s'assied lui-meme sur le trône.
Au milieu de ces troubles et de ces révolutions, les Croisés s'étaient retirés hors de l'enceinte de la ville et jusque sur leurs vaisseaux.
Traités en ennemis par l'usurpateur, ils assiègent Constantinople.
Comme ils manquaient de vivres, Baudouin, comte de Flandre, leur général, envoya son Frère Henri à la tête d'un corps considérable de Français pour en chercher sur les côtes de l'Asie.
Il revenait au camp chargé d'un riche butin, quand il tomba dans une embuscade que Mursuffle lui avait tendue : mais les Français chargèrent les Grecs avec tant de furie, que non-seulement ils se dégagèrent, mais qu'ils enfoncèrent l'ennemi, et que Mursuffle, abattu sur le cou de son cheval d'un coup de cimeterre, fut sur le point de tomber entre leurs mains.
Alors Pierre de Bracheux, gentilhomme de Beauvais, se saisit à main armée d'une Image de Marie que, selon l'usage des empereurs grecs, l'usurpateur faisait porter devant lui.
Henri la voyant arborée sur les bras du chevalier français, s'écria plein de joie : Marie abandonne le tyran ; la victoire est à nous, et déjà l'ennemi cherchait son salut dans une fuite honteuse.
L'année suivante, le 12 avril 1204, Constantinople, malgré ses redoutables fortifications et les troupes nombreuses de Mursuffle, fut prise d'assaut par les Croisés.
Le butin partagé, on élut pour empereur Baudouin, et on le couronna solennellement dans l'église de Sainte-Sophie, le 23 mai.
Le nouvel empereur songeait à faire présent à un monastère de liteaux de l'Image célèbre que son frère avait conquise sur Mursuffle ; mais le brave et pieux doge Henri Dangolo, amiral de Venise, qui avait fait preuve de tant de désintéressement et de grandeur d'âme, en renonçant en laveur de Baudouin aux droits qu'il pouvait avoir lui même au trône de Constantinople, demanda instamment cette Image pour sa patrie : elle lui fut accordée, et il s'empressa de l'envoyer à Venise, sur un vaisseau chargé en même temps d'un grand nombre de précieuses reliques qu'on avait trouvées dans la capitale de l'Orient. Qu'ils sont loin de nous les temps où l'on regardait une Image de la Vierge sainte comme un plus riche trésor qu'une couronne !
Les ondes de la mer Adriatique parurent triompher au passage du navire fortuné qui portait à leur reine une si belle conquête ; et la renommée qui l'avait devancé, excita dans la population de Venise un sentiment subit de piété et d'allégresse qui l'entraîna tout entière au-devant du vaisseau.
Rien de comparable, même dans une cité accoutumée à jouir des plus brillantes fêtes, au spectacle que lui présenta l'arrivée de la sainte Image ; Les lagunes de la mer Adriatique disparaissaient sous les gondoles et les rivages sous les flots d'un peuple qui ne montra jamais plus d'empressement et d'enthousiasme en saluant ses flottes victorieuses qui rentraient dans le port.
C'étaient des transports de joie qui avaient pour principe la vivacité de la foi, l'ardeur de la dévotion à la Mère de Dieu, et qui sans doute trouvaient un écho dans les hiérarchies célestes, et que la Vierge sainte voyait, nous aimons à le croire, avec un doux sourire.
La sainte Image fut placée dans la sacristie de la basilique de Saint-Marc, jusqu'à ce que la piété du doge Jean Bembo lui eût fait élever, dans l'intérieur de la basilique, l'an 1618, un autel resplendissant d'argent et de marbres, où elle fut transférée à la grande consolation du peuple et vénérée avec plus d'empressement.
Cette célèbre Image a les formes et le caractère de ces antiques peintures grecques si estimées.
La Vierge sainte tient entre ses bras et appuyé sur son sein le divin Enfant.
Tout à l'entour se déploie sur l'intérieur du cadre une guirlande de seize petites images, au milieu desquelles, dans la partie la plus élevée, se distingue celle du Sauveur ayant à sa droite sa sainte Mère, et saint Jean-Baptiste à sa gauche.
Ce cadre n'est pas aussi ancien que l'Image ; on le regarde cependant comme la reproduction ou l'imitation du cadre apporté de Constantinople, et même comme composé de ses débris : son contour est orné de pierres précieuses.
On soupçonne qu'il renferme dans son intérieur des reliques de la sainte lance, du saint suaire et de quelques martyrs : mais le respect qu'on a pour l'Image, la crainte où l'on est de l'endommager, n'a pas permis jusqu'ici de faire les recherches nécessaires pour s'en assurer.
Cette même Vierge, la Nicopeïa, telle qu'elle se trouve sur deux pièces de monnaie que cite Ducange, frappées par ordre de Zemiscès, après la victoire dont nous avons parlé, c'est-à-dire, la Vierge, aux bras étendus priant pour la cité, était représentée dans la coquille de l'église du Phare, comme elle l'est encore dans la coupole qui couronne le grand autel et la boule d'or, embellie de pierreries, de la Basilique de Saint-Marc, monument précieux et le plus riche travail byzantin dont se glorifient les beaux arts.
Dans les grandes solennités, dans les calamités publiques, dans les besoins de pluie, de beau temps et autres occasions semblables, on était dans l'usage, avant que l'Image eût dans la Basilique un autel particulier, de la tirer de la sacristie, de l'exposer sur le maître-autel, de la porter même en procession autour de la place de Saint-Marc, et en cela on imitait les Grecs qui lui avaient rendu jadis un pareil culte.
Aujourd'hui qu'elle semble s'être rapprochée de son peuple, en se fixant dans la Basilique, quoique enfermée dans sa niche et couverte de deux portes de bronze, elle reçoit les hommages des Vénitiens qui prient autour d'elle : le concours augmente surtout le samedi, jour où les portes s'ouvrent et où elle semble donner audience à ses fidèles serviteurs.
Dans les grandes occasions, on l'expose encore comme autrefois, sur le maître-autel, et même on la porte en procession lorsqu'on a quelque grâce importante à obtenir.
De toutes ces processions, la plus remarquable fut celle qui suivit l'année de la grande peste de 1630, après que l'Image sainte eut été par ordre du sénat exposée à la vénération publique quinze samedis de suite.
La Seigneurie avait fait vœu, à l'occasion du fléau, de consacrer à sa protectrice un temple magnifique dans une ile voisine, là où la peste s'était d'abord déclarée.
Ce temple bâti depuis deux siècles, élevé encore son front majestueux sur la ville et rappelle par son nom de Notre-Dame de la Santé le bienfait que Venise affligée reçut de la protection de Marie.
Le Sénat reconnaissant ordonna par un décret, qu'on lui en rendrait de solennelles actions de grâces, comme on le fit en effet le 21 novembre 1631, le jour de la Présentation de la Vierge au temple, par une procession des plus magnifiques, célébrée en son honneur.
Un auteur du temps en a laissé une description à laquelle nous emprunterons quelques traits, pour rendre, dans une esquisse légère, gloire à Marie, et ranimer la confiance de ses serviteurs.
Les jours qui précédèrent cette belle solennité avaient été tristes et nébuleux ; mais le 21 le soleil sortit du sein des flots de l'Adriatique brillant et radieux.
La Basilique de Saint-Marc, les portiques, la grande place qui se développe devant elle, les maisons même des particuliers étaient ornées avec une magnificence qu'on aurait en vain désirée dans toute autre cité.
Venise réunissait et étalait aux yeux ravis les merveilles de la Grèce et de l'Assyrie.
Les tableaux, les tapisseries excitaient surtout l'admiration.
Au milieu des portiques avait été construite une élégante tribune où siégeaient avec honneur les magistrats qui avaient eu l'emploi de veiller à la salubrité publique.
Du centre de leurs armoiries, on voyait surgir un grand tableau allégorique qui représentait dans la partie supérieure, la Vierge sainte appuyée sur la nouvelle église qu'on devait lui consacrer sous le vocable de Notre-Dame de la Santé.
Au dessous, saint Marc et saint Laurent Justinien d'un côté ; de l'autre, saint Roch et saint Sébastien la suppliaient humblement de se présenter au Seigneur, comme une nouvelle Esther, pour implorer le salut et la conservation de son peuple : et en même temps ils lui offraient le spectacle déchirant des maux qui désolaient la ville, et que le peintre avait rendu d'une manière aussi naturelle que frappante, dans la partie inférieure du tableau : c'étaient des mourants qui exhalaient le dernier soupir, l'un dans l'abandon le plus complet, l'autre au milieu des soins empressés et inutiles de ses proches ; des prêtres et des médecins qui couraient pleins d'anxiété au secours des malades ; des parents qui sanglottaient, des malheureux qui tombaient le long des chemins, des chariots qui emportaient les victimes de la contagion ; de toutes parts des visages pâles, livides, abattus par la douleur ou la consternation.
Des arcs de triomphe placés sur divers points et surtout sur le pont gui joignait à la ville l'île où allait s'élever l'église de Notre-Dame de la Santé, offraient par leur élégance et le pittoresque de leur position le plus ravissant coup-d'œil.
L'édifice projeté n'ayant pu encore être construit, on en avait formé en bois un provisoire qu'on avait orné avec toute la magnificence que la piété reconnaissante avait pu inspirer.
Là étaient préparés des sièges pour le nombreux clergé qui rendait hommage par sa présence à la Reine des deux, et pour toute l'auguste seigneurie ou sénat de Venise : là, sur un autel richement paré s'élevait une belle Image de Marie, et à ses pieds paraissait exposé le plan de la nouvelle église qu'on devait lui consacrer.
La solennité commença le matin vers les neuf heures. Le doge et la seigneurie se rendent à la basilique de Saint-Marc, au milieu du plus brillant cortège.
A l'instant même, les magistrats chargés de veiller à la santé de leurs concitoyens, qui siégeaient, dans leur tribune, sous les portiques, font publier par un héraut un décret par lequel ils reconnaissaient que Venise se trouve enfin, par la grâce du Seigneur et par l'intercession de la glorieuse Vierge, délivrée de la contagion et rendue à son premier état de salubrité.
Le peuple qui remplissait la place, pousse à l'instant un cri de joie, une musique bruyante y joint ses concerts, toutes les cloches de la ville s'ébranlent et au milieu de ces transports d'allégresse les magistrats quittent leur tribune et se rendent à la basilique de Saint-Marc.
Le saint sacrifice se célèbre avec la plus grande pompe, et la procession se met en marche.
Nous n'entreprendrons pas de décrire un spectacle aussi vif, aussi brillant en lui-même qu'il serait froid et terne dans le tableau que nous en tracerions.
Il suffira de dire que tout ce que Venise avait d'ordres religieux, tout ce qu'elle comptait de magistrats, tout son clergé séculier, s'était empressé d'embellir par sa présence le triomphe que la reconnaissance décernait à Marie : tout ce qu'elle avait de richesse, de magnificence, de goût et d'industrie, avait été employé à relever l'éclat de ce triomphe.
L'Image sainte était portée par les préfets de santé, sous un dais superbe, au milieu des chanoines de Saint-Marc. Venaient ensuite la cour nombreuse du Doge, le Doge lui-même, François Erizzo, avec l'ambassadeur de France, le Sénat de la république en toges de pourpre, et un cortège nombreux de gentilshommes que leur dévotion à la Mère de Dieu avait enrôlés sous son étendard sacré. Un peuple immense se pressait autour de la procession, garnissait les fenêtres, les balcons des maisons, les gondoles flottantes, le rivage de la mer, tous les endroits d'où l'on pouvait apercevoir le religieux spectacle. La joie, l'affluence, le mouvement du peuple dont le flux et reflux allait et revenait de l'Ile à la cité, de la cité à l'Ile, couvrant de ses flots le pont merveilleux qui servait de communication entre les deux points, se prolongea toute la journée.
L'Image sainte, la Nicopeïa, fut reportée à Saint-Marc, cédant le nouveau sanctuaire à une autre Image de la Vierge sainte qui, sous le vocable de Notre-Dame de la Santé ; faisait l'ornement de l'autel ; et dans la suite elle a partagé les vœux et les hommages des Vénitiens.
Celle-ci était déjà recommandable par son antiquité ; elle avait appartenu à l'église de Saint-Tite, cathédrale de l'Ile de Crète, où depuis plusieurs siècles elle avait été l'objet d'un culte spécial, qui avait pour principe et pour aliment les grâces insignes et miraculeuses que la Vierge sainte accordait par son moyen.
Les Vénitiens, obligés d'abandonner l'île, avaient eu la précaution de soustraire ce précieux trésor à la rage sacrilège des Turcs. Ils l'avaient transporté dans leur patrie, et ils le destinèrent en ce beau jour à devenir l'ornement et la gloire du nouveau temple que leur piété reconnaissante allait élever à celle dont la puissante bonté les avait arrachés aux angoisses de la contagion et de la mort.
Source : Livre "Histoire des principaux sanctuaires de la mère de Dieu" par Firmin Pouget
En savoir plus :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Basilique_Saint-Marc